On s’intéresse beaucoup, et c’est normal, aux conséquences immédiates de la guerre russe en Ukraine. Le prix des matières premières et les conditions financières sont les variables par lesquelles la croissance et l’inflation mondiales seront affectées ; en n’oubliant pas le rôle d’intermédiaire joué par la confiance.
Peut-on voir plus loin ? Ou pour mieux dire inscrire l’épisode guerrier sur une trajectoire menant du monde d’avant le COVID à la transition énergétique, en passant par les leçons à tirer de l’épidémie. Deux « gros cailloux dans la chaussure » apparaissent : la coopération internationale et la ponction que le réarmement fera dans les sommes qu’on aurait souhaitées fléchées vers la transition énergétique.
Ré-ouvrons le dossier de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ce n’est probablement pas la dernière fois. Revenons sur les conséquences économiques immédiates et surtout essayons de les positionner dans le temps long : quelle image se dessine-t-il ?
Le marché a bien repéré le double mécanisme en œuvre à l’heure actuelle : augmentation du prix des matières premières d’un point bas le 25 février à un point haut le 8 mars, l’indice S&P GSCI a progressé de plus de 30% ; mais il a baissé de 16% par la suite) et dégradation des conditions financières (visible, mais à aujourd’hui pas exceptionnelle).
Une Russie envahissant un pays voisin, qui plus est présenté comme un pays-frère, et subissant une large palette de sanctions économiques ; voilà qui a de quoi rendre prudent, en fait réticent, quiconque est désireux de traiter avec une contrepartie russe. Pour ce qui est des matières premières, l’offre russe devient moins présente, la demande se déplace, tant bien que mal, vers d’autres producteurs et les prix se tendent (avec des ampleurs différenciées selon les conditions propres à chaque produit. Il faut dire que la Russie est un acteur difficilement contournable dans le champ des matières premières, avec une part en 2021 de la production mondiale allant de plus de 4% pour le cuivre à 11% pour le blé, de 12% pour le pétrole à 14% pour le platine et de 16% pour le gaz à 44% pour le palladium. On pourrait prolonger la liste, tout en remarquant que l’Ukraine est parfois aussi un producteur important. Ailleurs dans le monde l’impact passe d’abord par les effets prix et pouvoir d’achat. Le premier (au sens de l’indice général des prix) monte et le second en ressent le choc négatif.
La baisse des marchés d’actions (sous le triple effet de la montée des risques, voire des incertitudes, d’une inévitable révision baissière des perspectives de croissance et de la crainte que l’inflation s’installe plus durablement dans le paysage), des rendements de titres d’Etat à long terme qui au final montent (une fois encore l’expression d’appréhensions plus marquées du côté des prix), et des spreads de Credit qui se tendent ; le tout pousse à une dégradation des conditions financières. La croissance économique devrait en porter les stigmates.
Les mauvaises graines ont été semées et la récolte sera moins bonne qu’espérée, et encore plus car intermédiée par une confiance qui faiblit, avec moins de croissance économique et plus de hausse de prix cette année. Au vu de ce qu’on perçoit aujourd’hui, et en se rappelant qu’on continue d’évoluer en environnement très incertain, considérer qu’on puisse avoir perdu en fin d’année 0,5 point sur le glissement sur un an du PIB américain et de 1 point sur celui de la Zone Euro n’est très certainement pas hors de propos (à respectivement 2,7% et 2,5% ; la révision baissière est par rapport aux anticipations formées avant le déclenchement des hostilités militaires). Quant au profil des prix à la consommation, il pourrait être à la même période de 1 à 1,5 point plus élevé (entre 4% et 4,5% de part et d’autre de l’Atlantique). Tout ceci sera évidemment à affiner ou à modifier en fonction de la tournure prise par des évènements qu’on ne maîtrise pas.
Nous allons tenter de placer ces évènements dramatiques et leurs conséquences dans une perspective plus longue : comment se positionnent-ils par rapport, tant à la trajectoire qui va du monde d’avant la COVID aux changements qui se dessinent au sortir de cette épidémie, qu’à la tendance qui paraît se dessiner pour demain avec la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique ? Il faut cependant tirer un tout petit plus loin le trait de l’immédiateté. Les conséquences ne peuvent pas être que de nature conjoncturelle (Cf. quid de la croissance et des prix ?) Quelles leçons plus structurelles retenir ? Des frontières se ferment, qui vont mettre à mal (avec quel degré ?) des mécanismes économiques reconnus : la spécialisation tirée des avantages comparatifs, le just in time en matière d’accès aux consommables et l’optimisation des chaines de production sous la contrainte de minimisation des coûts à niveau donné de qualité. Parlons du degré ; tout dépendra de l’espace géographie dont l’intégration à l’économie occidentale sera réduite. S’agit-il des seules Russie et Ukraine et cela ne concerne que quelque 2% du PIB mondial ? La Chine est-elle concernée et alors cela serait plus de 20% de celui-ci qui s’inscrirait dans une logique différente (immédiatement et avec quelle évolution par la suite ?). On le ressent ; l’économique va dépendre du géopolitique. Alors qu’elle est la bonne référence en la matière : retour à la guerre froide (les Américains et leurs alliés contre des Russes à la recherche d’un glacis protecteur) ou aux années compliquées qui ont précédé la première guerre mondiale (avec une Chine impliquée dans un jeu multipolaire pas très stable) ? Je dirai que la seconde semble faire plus sens ; mais peut-on en être certain ?
Passons à la tentative de mise en perspective. Et commençons par hier. Deux temps se dégagent : l’avant COVD et l’expérience de cette épidémie.
Pour l’avant COVID, retenons :
· Une croissance économique qui généralement ralentit et une inflation jugée durablement faible ;
· Un processus de mondialisation qui a atteint son « acmé » ;
· Des dettes élevées et qu’il est difficiles de faire reculer ;
· Des inégalités de revenu et de patrimoine qui deviennent des questions politiques ; la démocratie occidentale s’en trouve un peu ébranlée ; notons aussi que les aspirations au libéralisme politique au Moyen-Orient, en Ukraine et dans une partie de l’Asie ne sont pas couronnées de succès ;
· Montée de la dispute sino-américaine, sur fond d’un reste du monde qui ne veut pas vraiment choisir son camp.
Pour les leçons à retenir de la période d’épidémie :
· Comportement : acceptabilité des leçons de la science et confiance ; de vrais progrès sont à faire ;
· Créativité : mise au point de vaccins en un temps très court, accélération de la digitalisation, réorganisation du travail ;
· Politiques publiques : le rôle central de l’école dans nos sociétés et le nécessaire mix entre interventions économiques et dans le domaine de la santé ;
· Economie, avec beaucoup de points non encore clarifiés : marché du travail et salaires, relocalisation des productions essentielles et inflation.
Regardons devant dorénavant ; qu’attendre de la transition énergétique ?
· Plus d’investissements, beaucoup plus d’investissements ;
· Un prix de l’énergie plus élevé, beaucoup plus élevé (?) ;
· Un processus (durée et force ?) de destruction créative, avec les implications à prendre en compte en termes de valorisation des actifs et de création d’emplois ;
· Face à l’importance des enjeux, un pilotage par les politiques publics au double niveau national et international ; quel nouvel équilibre entre les logiques administrative et de marché ?
· Il y aura à financer, beaucoup financer ; quel équilibre dans la formation des taux d’intérêt entre les forces du marché, l’activisme des banques centrales et les orientations en termes de choix d’actifs dictées par la réglementation.
Qu’est-ce que la crise ukrainienne change à ces trajectoires entrevues ? Deux « gros cailloux dans la chaussure » apparaissent : la coopération internationale et la ponction que le réarmement fera dans les sommes qu’on aurait souhaitées fléchées vers la transition énergétique. Enlever le premier des deux impliquera une vraie capacité à hiérarchiser les enjeux mondiaux ; peut-on l’espérer ? S’alléger du second passe sans doute par un coût de financement maintenu à un bas niveau et peut-être aussi une révision à la baisse des anticipations en matière de rentabilité attendue du capital investi ; doit-on y croire ?