La Finance en 2040 vue par les experts : Stéphane Déo

J’ai connu Stéphane Déo, il y a plus de 20 ans lors de mon début de carrière en salle de marché chez UBS Warburg à Londres. J’étais analyste quant FX, Stéphane était économiste, il n’y avait pas beaucoup de français chez UBS, cela nous a rapproché. Ce qui caractérise Stéphane est sa curiosité. Il est curieux de tout, des gens, de leur parcours, de leur vie mais aussi des marchés, du fonctionnement de l’économie, des économistes et des derniers sujets de recherche. Son esprit analyse et réfléchit sur tout. Voici sa vision de 2040.

Zoé Charny

Nous sommes en 2040, comment voyez-vous le monde qui nous entoure ?

J’envisage trois registres sur lesquels le monde devrait évoluer significativement d’ici 20 ans :

Le premier touche à la démographie. Pour la première fois cette année, le nombre de décès en Chine devrait être supérieur au nombre de naissances. Le phénomène classique de vieillissement de la population, de modification de la pyramide des âges que nous connaissons en Occident depuis longtemps s’étend aux pays émergents à forte croissance et ce phénomène a été et est toujours largement sous-estimé.

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Les projections de l’ONU sur le taux de natalité ont eu tendance à largement sous-estimer le phénomène de tassement de la natalité et ses conséquences. D’abord sur le taux de pauvreté absolue, qui se réduit drastiquement depuis deux décennies du fait de cette évolution de la natalité (les populations les plus pauvres ont traditionnellement les taux de natalité les plus forts) mais surtout aux mêmes maux les mêmes conséquences.

Cette modification de la pyramide des âges devrait entraîner les mêmes enjeux en termes de marché de l’emploi, de financement des retraites etc….

Le second point à regarder attentivement est l’évolution des technologies.  Je ne vais pas prétendre prédire quelle est la technologie qui va révolutionner le monde dans les 20 prochaines années mais cela est certain que cela sera un facteur considérable de l’évolution du monde tel que nous le connaissons.  Sur la puissance de calcul tout d’abord. Cela est de là que viennent les révolutions technologiques et par exemple, je me souviens, il y a encore 20 ans, un célèbre professeur du MIT, Steven Pinker qui s’est beaucoup intéressé au cerveau et à son fonctionnement, expliquait que les technologies de reconnaissance faciale par intelligence artificielle ne pourraient être mises au point compte tenu de la complexité des mécanismes du cerveau. C’est l’innovation en matière de puissance de calcul qui a permis de le contredire et de voir l’émergence extrêmement rapide de logiciels d’intelligence artificielle capables de pouvoir modéliser la sophistication du cerveau humain.  Le domaine de la santé devrait être le second secteur à bénéficier des innovations technologiques, les récents aboutissements sur l’ARN messager ne sont qu’une illustration de la rapidité du phénomène. Finalement l’énergie. les enjeux de transition énergétique seront révolutionnés, en partie ou dans un schéma plus chaotique, par l’innovation technologique.

Cela fait la transition vers mon 3ème point, la transition verte. La question à horizon 2040 n’est pas de savoir si on transitionne mais comment on va le faire. Deux scénarios s‘offrent à nous, soit une démarche proactive, aidée par la politique et l’innovation, soit un statu-quo politique, que des crises à répétition obligeront à bouger. Le monde carboné actuel n’est pas viable à horizon 2040. 

“La question à horizon 2040 n’est pas de savoir si on transitionne mais comment on va le faire”

Je ne fais pas partie des optimistes qui pensent que le monde s’adaptera et qu’on trouvera une solution miracle. Je ne crois pas à une révolution technologique qui ait le temps d’émerger d’ici 20 ans pour permettre de modifier le scénario. Le contexte actuel géopolitique et la guerre en Ukraine, nous montrent la précarité alimentaire dans laquelle nous sommes déjà. Si le taux de pauvreté absolue a baissé, le taux de stress alimentaire (c’est à dire ces populations qui fleurtent avec la grande pauvreté) s’est remis à augmenter ces dernières années et cela montre la très faible marge de manoeuvre que nous avons. Je crois plutôt à un scénario de plusieurs « mini crises » à répétition, et d’envergure plus ou moins dramatique, qui obligeront à des changements de nos modes de vies, mais un scénario plutôt dans la douleur. Cela étant dit, j’espère me tromper.

Comment auront évolué les marchés financiers ?

Je crois que trois fortes tendances devront marquer les deux prochaines décennies

  1. Le décloisonnement du monde financier

J’ai connu un monde financier, qui avait un analyste par pays et par secteur, où les actifs étaient séparés entre obligations d’un côté et actions de l’autre. C’est bien fini, et j’observe une transversalité géographique de plus en plus forte, mais également par exemple la zone grise entre obligations et actions se dote de plus en plus d’actifs (coco, convertibles, Tier1, mezzanine, loan…). Tout se rapproche, s’interconnecte et ce décloisonnement devrait s’accélérer.

  1. Décentralisation accélérée des marchés financiers

Le phénomène de dématérialisation et l’émergence de la decentralized finance (DeFi) devrait s’accélérer si ce n’est devenir le mode de fonctionnement par défaut ; avec pour conséquence un accès différencié et beaucoup plus diversifié aux actifs.

  1. Le ralentissement de l’hégémonie US$

Certains pensent que la crise actuelle avec la Russie pourrait signer l’arrêt de mort de l’hégémonie du billet vert. Je ne crois absolument pas à ce scénario, toutefois, j’observe l’émergence d’une troisième devise de réserve le Yuan, et je me demande dans quelle mesure ce mouvement ne va pas s’accélérer et entraîner un nouveau monde avec trois grandes devises de réserve : Euro, USD et Yuan, et la fin de l’hégémonie US$. En effet, depuis plusieurs années, les devises des pays de l’Asie du Sud Est se corrèlent de plus en plus au Yuan, créant un espace d’influence Yuan. Même phénomène avec l’Euro, dont on observe une forte corrélation aux devises des pays de l’Est et de certains pays africains.

“J’observe l’émergence d’une troisième devise de réserve le Yuan”

Ce phénomène d’émergence de deux blocs forts Europe/Asie, se fait en parallèle d’un mouvement où la dette américaine était jusqu’à il y a quelques années soutenue et financée en grande partie par les pays extérieurs qui avaient besoin d’augmenter leurs réserves de devises. 

Ce n’est plus le cas, cela fait déjà près de 5 ans que l’on observe que la Chine n’est plus acheteuse de treasuries (ses réserves restent fortement constituées de US$ sous l’effet du stock mais elle ne participe plus aux flux d’émissions). Le premier financier de la dette américaine est la Réserve Fédérale et son quantitative easing. Cela pourrait signer le début d’un problème de valorisation du dollar, dans un contexte où le PIB de la Chine devrait atteindre celui des USA et établir sa monnaie comme une des trois grandes monnaies de réserve mondiale.

Quel rôle joueront les professionnels de la gestion d’actifs en 2040 ?

La question est difficile car je crois que tout dépendra de ce qui se sera passé avant, le marché de l’asset management étant encore plus « path dependant » que les autres.

Ce qui n’a pas eu lieu c’est la grande disruption comme sur certains autres marchés. L’asset management n’a pas encore connu, son Uber, son AirBnB, son Amazon. Il n’y pas eu de révolution équivalente et je crois que deux éléments sont des freins majeurs à l’émergence d’une révolution équivalente même d’ici 20 ans. La régulation : il est extrêmement difficile pour un acteur d’entrer dans le monde de la gestion d’actifs de façon très disruptive, et de s’imposer. Le coût d’entrée du fait de la régulation est extrêmement élevé et rend cette révolution très compliquée.

Le second élément, lié aux précédents, c’est la taille des acteurs déjà présents. Toutes les fintechs ayant essayé d’émerger se sont fait racheter rapidement par de grands acteurs qui les ont fait rentrer dans le système.

"L’asset management n’a pas encore connu, son Uber, son AirBnB, son Amazon."

On pourrait pourtant penser que la révolution technologique ait les moyens de révolutionner la gestion d’actifs. L’intelligence artificielle pourrait aisément remplacer et modéliser les besoins de gestion de fortune par exemple. Quand on regarde le nombre d’intermédiaires entre un épargnant et les produits d’investissement, on se dit qu’il y a de l’espace pour une révolution technologique.

Révolution technologique, il est bon de le noter qui ne mettrait pas forcément au chômage des salariés peu qualifiés, et formés comme la plupart des autres révolutions technologiques qu’on à connu, mais peut-être des cadres supérieurs, très diplômés avec 30 ans d’expérience !

Rétrospectivement, quelle est la plus grande erreur de prévision/anticipation que vous ayez faite ?

(Stéphane n’a pas hésité une seconde, il savait quoi répondre comme si cette erreur-là continuait de le tourmenter)

Les subprimes. J’avais alors beaucoup travaillé sur les effets de levier, j’avais écrit un article en 2007 disant qu’il se passait quelque chose d’étrange sur les marchés. J’avais alors une amie qui s’occupait de la stabilité financière à la BCE et nous avions beaucoup échangé, et à force de regarder les statistiques, j’avais en tête qu’il y avait beaucoup trop de levier, beaucoup de liquidité et que cela touchait un vaste pan du monde financier.

J’avais notamment identifié que tout le Shadow banking, c’est à dire cette partie du monde financier qui contribue à alimenter en liquidité mais qui ne sont pas les banques, avait beaucoup trop recours au levier et en étudiant les chiffres de masse monétaire, les contreparties etc.. cela permettait de voir ces mouvements et effets intenables.

J’avais identifié le baril de poudre.

Mais j’ai complètement sous-estimé l’étincelle.

Si bien que lorsque la crise des subprimes est arrivée, je pensais que cela ne représentait pas un choc suffisant, qu’il s’agissait d’une petite partie du problème et que cela ne pourrait pas déclencher une explosion du système. J’ai sous-estimé l’impact que la crise des subprimes allait avoir, car j’ai sous-estimé à quel point le marché des subprimes à lui seul était leveragé, avec du levier sur du levier, les CDO, les CDO square…

Cela reste aujourd’hui une grande frustration !

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