Le dollar américain et le recul de la mondialisation

À l’heure où la guerre provoque une tragédie en Ukraine et un bouleversement de l’ordre géopolitique et économique, la CIO de Franklin Templeton Fixed Income, Sonal Desai, examine les conséquences pour le statut de principale devise de réserve du dollar américain et pour le rythme de la transition énergétique.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, avec son bilan humain tragique, marque probablement un tournant dans l’ordre géopolitique et économique mondial. Les nombreuses dimensions de cette guerre ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans ce bulletin, je souhaite me concentrer sur deux questions économiques essentielles : tout d’abord les conséquences pour le statut de principale devise de réserve du dollar américain, et deuxièmement, les conséquences pour le rythme de la transition énergétique.

Les sanctions financières risquent-elles de faire ricochet et d’accélérer le remplacement du dollar US en tant que principale devise de réserve mondiale ? Le gel des réserves de change[1] de la Russie a été comparé à une bombe nucléaire parmi les sanctions financières possibles étant donné que, selon les estimations, il prive la Russie de 60 % de ses réserves de change (FX). Cette mesure inattendue a toutefois poussé certains pays à se demander si, à l’avenir, elle pourrait être prise à leur encontre pour des fautes moins graves.

Certains observateurs affirment qu’elle pourrait pousser certains pays à se détourner des réserves libellées en dollars américains, ôtant ainsi au billet vert son statut de principale devise de réserve mondiale. Le renminbi chinois est considéré comme le principal bénéficiaire de cette déchéance et comme le successeur potentiel du dollar.

Mais le fait est qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucune alternative au dollar. Sa position dominante repose sur différents piliers, notamment : (1) le rôle majeur des États-Unis dans l’économie mondiale ; (2) leurs politiques macroéconomiques et leurs institutions solides ; et (3) la taille gigantesque, la liquidité et la transparence des marchés de valeurs refuges libellées en dollars US.

L’économie chinoise est nettement plus importante et solide que par le passé, mais sa devise n’est pas librement convertible et son taux de change est géré de manière stricte par les autorités monétaires chinoises. La Chine impose un certain nombre de restrictions aux investissements dans des actifs libellés en renminbis. Le pourcentage accru de transactions commerciales internationales libellées et réglées en renminbis est le résultat d’accords bilatéraux plutôt que de l’adoption généralisée du renminbi comme moyen d’échange.

Pour devenir l’émetteur de la devise mondiale de référence à la place des États-Unis, il faudrait que la Chine rende le renminbi pleinement convertible, ce qui nécessiterait une libéralisation nettement plus poussée de son système financier et de son économie. Depuis quelques années, au contraire, les décideurs politiques chinois resserrent leur contrôle sur l’économie.

Les droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international sont également présentés comme une alternative potentielle. Mais comme l’observe le FMI lui-même, les DTS ne sont pas une monnaie – ils sont « une créance potentielle sur les devises librement utilisables des membres du FMI. » Ils constituent une unité de compte basée sur un panier de devises, parmi lesquelles le dollar américain (pondération d’environ 42 %), l’euro (31 %), la livre britannique (8 %), le yen japonais (8 %) et le renminbi chinois (11 %). Un pays ne peut pas dépenser un DTS pour financer ses importations. Les DTS se composent essentiellement de positions en dollars américains et en euros, ce qui nous ramène à la case départ : come le montrent leurs pondérations, les États-Unis et l’Europe détiennent une « majorité de blocage » dans les DTS également. Pour rappel : les DTS sont une unité de compte et non une devise. Et quelque chose qui n’est même pas une devise pourrait difficilement être une devise de réserve.

Certains pays pourraient se sentir moins à l’aise à l’idée de détenir une part substantielle de leurs réserves de change en dollars américains. Pour le moment toutefois, il n’y a pas d’alternative.

Nous allons probablement assister à un nouveau recul de la mondialisation, sur le plan financier cette fois. La mondialisation des échanges commerciaux a déjà été réduite par des barrières protectionnistes, des accords bilatéraux et un désir croissant d’autonomie dans certaines capacités de production essentielles. Dans la mesure où certains pays pourraient à présent tenter de réduire leur dépendance au dollar américain et au système de paiements SWIFT, peut-être au profit du « Cross-Border Interbank Payment System » (CIPS) chinois concurrent, nous allons assister à une nouvelle fragmentation du système financier mondial.

Quel impact faut-il prévoir sur la politique énergétique ? Les États-Unis et le Royaume-Uni ont annoncé une interdiction des importations de pétrole depuis la Russie, qui ne représente que 8 % de leurs importations totales de pétrole. L’Europe, pour qui la Russie représentait l’année passée 45 % des importations de gaz (40 % de la consommation totale de gaz dans l’Union européenne [UE])1, vise une réduction de deux tiers sur l’année 2022. On notera que l’Allemagne dépend de la Russie pour environ deux tiers de ses besoins en gaz.

Le cours du pétrole se sont envolés dans le monde entier, tout comme les prix des carburants à la pompe. Les gouvernements occidentaux prennent des mesures d’urgence pour atténuer l’impact de cette hausse sur leurs consommateurs et leurs industries. Certains responsables politiques américains appellent à une suspension de la taxe fédérale sur l’essence, et l’UE envisage un soutien budgétaire au niveau des pays et à l’échelle européenne.

Une augmentation de l’approvisionnement en énergies renouvelables serait un pas dans la bonne direction, et le plan européen prévoit d’accélérer le déploiement des capacité de production éolienne et solaire. Mais cela ne suffira pas, du moins jusqu’à la réalisation d’avancées technologiques majeures, y compris en matière de stockage de l’énergie. Cela signifie que certains pays occidentaux pourraient à présent reconsidérer leur position face à l’énergie nucléaire et aux combustibles fossiles.

Au début de cette année, la Commission européenne a approuvé une proposition visant à considérer comme « vertes » les centrales nucléaires et au gaz. Au Royaume-Uni, certains ministres ont suggéré de remettre le fracking à l’ordre du jour. En Europe continentale, qui possède d’importantes réserves de gaz de schiste, l’opposition au fracking pourrait faiblir si les coûts de l’énergie restent élevés. Le gouvernement américain reste opposé à une augmentation de la production interne de pétrole et de gaz alors même qu’il pousse d’autres pays exportateurs de pétrole à augmenter leur production. Si les prix élevés de l’énergie continuent de faire mal aux ménages et aux entreprises, cependant, cette position pourrait commencer à coûter des votes. Même s’ils maintiennent leur engagement en faveur des renouvelables, les gouvernements occidentaux doivent à présent faire des choix difficiles pour leurs stratégies de transition énergétique.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque une nouvelle étape dans le recul de la mondialisation et confronte les responsables politiques à une réalité encore plus dure : les problèmes de chaîne d’approvisionnement persistent, l’inflation continue de grimper et la transition énergétique impose des compromis difficiles. Après plus d’une décennie de politiques extrêmement accommodantes, il n’est plus possible de contrer les chocs par une nouvelle expansion budgétaire ou monétaire. En fait, s’écarter encore plus des politiques macroéconomiques raisonnables est la seule chose qui pourrait finir par saper la position dominante mondiale du dollar américain.


Termes et définitions
1. réserves de change. Les réserves de change sont des réserves de devises étrangères accumulées par une banque centrale ou un pays.…
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